«Je fus surprise que Miss Jourdain ne demande pas le chemin à une femme qui secouait un vêtement blanc par la fenêtre d'une construction au coin du sentier, mais (la) suivis, supposant qu'elle savait où elle allait. »
Tout en bavardant, elles grimpent le sentier qui fait un coude aigu vers la droite, dès que sont dépassés quelques bâtiments.
«Il y avait trois sentes devant nous, et comme nous vîmes deux hommes un peu en avant sur celle du centre, nous la suivîmes et nous leur demandâmes notre chemin.
Ils nous indiquèrent notre chemin tout droit. »
Les deux Anglaises reprennent vivement leur route, tout en devisant :
Eleanor Jourdain vice-principale du même collège visitent le château de Versailles puis le parc.
« Mais depuis le moment où nous quittâmes le sentier, un extraordinaire abattement m'avait envahie, qui, en dépit de tous mes efforts pour le chasser, devenait de plus en plus profond. Il paraissait n'y avoir aucune raison à cela.»
Le sentier se termine, coupé par un autre, perpendiculaire.
Devant nos deux promeneuses, un bois, et, dedans, ombragé par les arbres, un kiosque de jardin circulaire.
A côté, un petit siège, avec un homme assis dessus. Et, « soudain, tout parut non-naturel, et, en conséquence, déplaisant. Même les arbres, derrière la construction, semblaient être devenus plats et sans vie, comme un bois représenté sur une tapisserie ».
De plus, il règne un silence absolu et impressionnant.
L'homme assis près du kiosque tourne la tête et regarde les deux femmes.
Sa figure est repoussante, son expression odieuse. Miss Moberly se sent effrayée, et c'est pour elle un grand soulagement d'entendre quelqu'un courir dans leur direction, avec une hâte haletante. Elle pense aux jardiniers, ne découvre personne sur les sentiers, mais, presque au même moment, perçoit soudain un autre homme tout près d'elles, plutôt à leur gauche.
Il a surgi de derrière un rocher qui bouche la vue à la jonction des sentiers. « La soudaineté de son apparition fut une espèce de choc. »
Le nouveau venu est visiblement un gentilhomme : haute taille, grands yeux sombres, cheveux noirs bouclés et large «sombrero», en un mot, un homme élégant.
Mais sa figure est rouge, comme à la suite d'un gros effort, comme s'il avait parcouru une longue route.
D'une voix pleine d'excitation, il interpelle les deux Anglaises: «Mesdames, Mesdames, il ne faut pas passer par là!» Il agite le bras et, toujours avec autant de vivacité:
«Par ici, cherchez la maison. » Suivant l'indication du gentilhomme, elles se dirigent vers un petit pont sur leur droite.
Miss Moberly, tournant la tête pour remercier leur guide, découvre, à sa grande surprise, qu'il n'est plus là, mais elle entend à nouveau le bruit de la course, et, «d'après le son, c'était tout près de nous». Fantôme sonore?... Un pont rustique, une cascade, un nouveau sentier sous les arbres, très sombre, et une sensation de tristesse...
Voici enfin la maison annoncée.
Elle est entourée d'une terrasse sur les deux côtés.
Au pied de la terrasse, une pelouse rustique, et, sur la pelouse, une dame assise, qui dessine. «Je supposai qu'elle était en train de faire un croquis. (...)
Elle nous vit et, lorsque nous passâmes non loin d'elle, à sa gauche, elle se retourna et nous regarda en plein. Ce n'était pas une figure jeune et, quoique plutôt jolie, elle ne m'attira pas. »
Son costume est étrange, aux yeux de la mode 1900, mais nos deux Anglaises n'y attachent guère d'importance. Elles montent à la terrasse, tandis que Miss Moberly commence à éprouver la sensation de s'avancer dans un rêve:
«Le silence et l'oppression étaient si contraires à ce qui est naturel!...» Un peu plus loin, se dirigeant vers un jardin à la française, arrive soudainement un jeune homme qui les interpelle en leur disant que le chemin pour aller vers la « maison », passe par la cour d'honneur.
Il leur offre même de les guider.
C'est — pense la narratrice — un valet de pied. Et de se retrouver près du premier sentier: elles sont toutes désorientées...
C'est enfin le retour dans Versailles. Elles n'ont, ni l'une, ni l'autre, envie de parler de leur «aventure». Et ce ne sera qu'au bout d'une semaine qu'elles l'évoqueront. En narrant cet incident dans une lettre, Miss Moberly revoit les scènes du Petit Trianon, éprouve à nouveau la même sensation de rêve et d'oppression anormale.
Elle s'arrête d'écrire et demande à Miss Jourdain : — Pensez-vous que le Petit Trianon est hanté ? — Oui, je le pense, répond l'autre sans la moindre hésitation.
Alors, elles récapitulent tous les détails bizarres de leurs rencontres et les trouvent de plus en plus étranges. Mais elles sont en désaccord sur un point : Miss Jourdain n'a pas vu la dame qui dessinait.
Nouvel élément de mystère et, rappelons-le, phénomène fréquent au cours des apparitions. Les deux amies décident alors d'écrire, chacune de son côté, le récit de leur après-midi à Trianon.
Relations qui, naturellement, ne concordent pas, et qui amèneront les deux femmes à entreprendre de longues et minutieuses recherches historiques et topographiques sur Versailles et sur Marie-Antoinette. Miss Jourdain a, en effet, eu connaissance d'une tradition selon laquelle on verrait, un certain jour du mois d'août, la Reine assise sur le devant du jardin du Petit Trianon, avec un chapeau léger et une robe rosé.
Mieux encore, on rencontrerait, aux alentours, des familiers de la Reine. Et ce jour serait précisément le 10 août, anniversaire de la chute de la royauté. Miss Jourdain revient en France à l'occasion des fêtes de Noël et du Jour de l'An de 1902.
(Elle est, comme son amie, Miss Moberly, enseignante dans un collège déjeunes filles.)
Elle retourne à Trianon, le 2 janvier, et elle éprouve la même sensation déprimante: «C'était comme si j'avais franchi une ligne et étais soudain dans une zone d'influence.» De nouvelles «visions» et même des «auditions» aussi étranges que celles de l'été précédent, ajoutent à son malaise. Nouveau retour, en 1904, des deux misses.
Cette fois, tout est normal; les sites et les aspects sont, d'ailleurs, différents... Elles ne peuvent que se documenter sur le Petit Trianon et acheter des livres et des plans du parc de Versailles.
En 1908, Miss Jourdain fait sa quatrième visite à Trianon, et elle y vit sa troisième aventure. Après avoir croisé deux femmes en train de se quereller et atteint le corps de gardes, elle ressent un changement indéfinissable: «J'eus le sentiment d'être entraînée dans un état de choses différent, bien qu'aussi réel », et toujours cette sensation déprimante, avec une difficulté de se mouvoir, comme dans certains cauchemars.
De toutes ces expériences involontaires, Miss Moberly et Miss Jourdain décident de faire un livre. Elles le publient chez Faber and Faber, en 1911, sous le titre fort simple de « An Adventure » (Une Aventure), sous les pseudonymes de Miss Morison et Miss Lamont. C'est un succès immédiat... et durable. Mais les «fantômes de Trianon» n'ont pas fini de défrayer la chronique.
Ils vont se montrer à d'autres: des Américains, les Crookes, au mois de juillet 1908; deux autres Anglaises, en 1928; et un couple de Londoniens en 1955, avec des variations dans les détails, mais toujours avec des costumes de l'Ancien Régime, et parfois accompagnés par cette atmosphère d'oppression, qui a tant frappé nos deux premières héroïnes.