• MICHEL CABIEU, HEROS de OUISTREHAM le 13 JUILLET 1762

    Michel Cabieu repoussant l'attaque anglaise à Ouistreham

    Michel Cabieu repoussant l’attaque anglaise à Ouistreham

     

    Dans la nuit du 12 au 13 juillet 1762, peu de temps avant la signature du traité de Paris qui mit fin à la guerre de Sept Ans, une escadre anglaise, en croisière dans la Manche, débarqua trois détachements d’environ cinquante hommes chacun à l’embouchure de la rivière d’Orne.

    Ces troupes avaient l’ordre d’enclouer les pièces des batteries de Sallenelles, d’Ouistreham et de Colleville.

     

    Si l’expédition réussissait, l’ennemi brûlait, le lendemain, les bateaux mouillés dans la rivière, remontait l’Orne jusqu’à Caen, assiégeait la ville et s’ouvrait un chemin à travers la Normandie.

     

    L’audace d’un homme de cœur fit échouer le projet des Anglais et sauva le pays.

    Voici le fait dans toute sa grandeur, dans toute sa simplicité.

     

    A cette époque, Michel Cabieu, sergent garde-côte, habitait une petite maison située à l’extrémité nord d’Ouistreham.

    Dans son isolement, cette maison ressemblait à une sentinelle avancée qui aurait eu pour consigne de préserver le village de toute surprise nocturne.

    Ses fenêtres s’ouvraient sur les dunes et sur la mer.

     

    En plein jour, pas un homme ne passait sur le sable, pas une voile ne se montrait à l’horizon, sans qu’on les aperçût de l’intérieur de la chaumière.

    Mais l’ennemi avait bien choisi son temps. La nuit était profonde. II n’y avait plus de lumières dans le village.

     

    Les Anglais laissèrent quelques hommes pour garder les barques et se divisèrent en deux troupes, dont l’une se dirigea vers Colleville, tandis que l’autre se disposa à remonter les bords de la rivière d’Orne.

    Ce soir-là, Michel Cabieu s’était couché de bonne heure. Il dormait de ce lourd sommeil que connaissent seuls les soldats préposés à la garde des côtes et obligés de passer deux nuits sur trois.

     

    A ses côtés, sa femme luttait contre le sommeil. Elle savait son enfant souffrant et ne pouvait se décider à prendre du repos.

     

    De temps en temps elle se soulevait sur un coude et se penchait sur le lit du petit malade pour écouter sa respiration.

     

    L’enfant ne se plaignait pas ; son souffle était gal et pur, et la mère allait peut-être fermer les yeux, lorsqu’elle entendit tout à coup un grognement, qui fut suivi d’un bruit sourd contre la porte extérieure de la maison.

    Plaque commémorant l'exploit de Michel Cabieu
    Plaque commémorant l’exploit de Michel Cabieu

    « Maudit chien ! murmura-t-elle. Il va réveiller mon petit Jean. » Des hurlements aigus se mêlaient déjà à la basse ronflante du dogue en mauvaise humeur. Il y avait dans la voix de l’animal de la colère et de l’inquiétude. Encore quelques minutes, et il était facile de deviner qu’il allait jeter bruyamment le cri d’alarme. La mère n’hésita pas ; elle sauta à bas du lit, ouvrit doucement la fenêtre et appela le trop zélé défenseur à quatre pattes.

     

     

    « Ici, Pitt ! ici ! » dit la femme du garde en allongeant la main pour caresser le dogue. Le chien reconnut la voix de sa maîtresse et s’approcha.

     

    C’était un de ces terriers ennemis implacables des rats, et qui ne se font pardonner leur physionomie désagréable que pour les services qu’ils rendent dans les ménages.

    II avait appartenu autrefois au fameux corsaire Tharot, qui l’avait trouvé à bord d’un navire anglais auquel il avait donné la chasse.

     

    En changeant de maître, il avait changé de nom.

     

    On l’appelait Pitt, en haine du ministre anglais qui avait fait le plus de mal à la marine française.

     

    « Paix ! monsieur Pitt ! paix ! »

    répétait la femme de Cabieu en frappant amicalement sur la tête du chien.

    Mais celui-ci, comme son illustre homonyme, ne rêvait que la guerre. II n’était pas brave cependant, car il s’était blotti, en tremblant, contre le bas de la fenêtre. Mais, comme les peureux qui se sentent appuyés, il éleva la voix, allongea le cou dans la direction de la mer et fit entendre un grognement menaçant.

    « Il faut pourtant qu’il y ait quelque chose », pensa la mère. Elle se pencha et regarda dans la nuit. Mais elle ne put rien apercevoir sur les dunes. A peine distinguait-on, sur ce fond obscur, l’ombre plus noire des buissons de tamaris agités par le vent.

     

    Au-dessus des dunes, une bande moins sombre laissait deviner le ciel.

     

    La femme de Cabieu crut même apercevoir une étoile.

    Puis l’astre se dédoubla.

    Les deux lumières s’écartèrent et se rapprochèrent, pour se rejoindre encore.

    « Ce ne sont pas des étoiles ! se dit la mère avec épouvante.

     

    Ce sont des feux de l’escadre anglaise.

     

    Ils nous préparent quelque méchant tour. »

    Tandis qu’elle faisait ces réflexions, le chien se mit à aboyer avec fureur. La femme du garde regarda de nouveau devant elle. Il lui sembla voir remuer quelque chose sur le haut de la dune.

     

    « C’est l’ennemi ! » dit-elle en pâlissant.

     

    Elle courut auprès du lit et réveilla son mari.

    — Michel ! Michel ! cria-t-elle d’une voix tremblante, les Anglais !


    — Les Anglais ! répéta le sergent en écartant brusquement les couvertures. Tu as le cauchemar !


    — Non. Ils sont débarqués. Je les ai vus.

    Ils vont venir. Nous sommes perdus !


    — Nous le verrons bien ! dit Cabieu en sautant dans la chambre.

    Il chercha ses vêtements dans l’obscurité et s’habilla à la hâte.

    Le chien ne cessait d’aboyer.

     

    — Diable ! diable ! fit le garde-côte en riant, ils ne doivent pas être loin.

    M. Pitt reconnaît ses compatriotes.

    Depuis qu’il est naturalisé Français, il aime les Anglais autant que nous.
    — Peux-tu plaisanter dans un pareil moment, Michel ! dit la femme du sergent.

    En même temps elle battait le briquet.

    Une gerbe d’étincelles brilla dans l’ombre.

    — N’allume pas la lampe ! dit vivement le garde-côte ; tu nous ferais massacrer. Si les Anglais s’aperçoivent que nous veillons, ils entoureront la maison et nous égorgeront sans briller une amorce.


    — Que faire ? dit la femme avec désespoir.
    — Nous taire, écouter et observer.
    — Le chien va nous trahir.
    — Je me charge de museler M. Pitt.

    A ces mots, le sergent entre-bailla la porte et attira le dogue dans la maison ; puis il alla se mettre en observation derrière la haie de son jardin.

     

    La mère était restée auprès du berceau. L’enfant dormait paisiblement et rêvait sans doute aux jeux qu’il allait reprendre à son réveil.

     

     

     

    II ne se doutait pas du danger qui le menaçait. II songeait encore moins aux angoisses de celle qui veillait à ses côtés, prête à sacrifier sa vie pour le défendre. Cabieu ne revenait pas. Sa femme s’inquiéta ; les minutes lui paraissaient des siècles. Elle voulut avoir des nouvelles et sortit en refermant doucement la porte derrière elle.

     

    A l’autre bout du jardin elle rencontra son mari.

     

    — Eh bien ? lui dit-elle.
    — Ils sont plus nombreux que je ne le pensais. Vois !

    La femme regarda entre les branches que son mari écartait.

    — Ils s’éloignent ! dit-elle avec joie.
    — Il n’y a pas là de quoi se réjouir, murmura Cabieu.
    — Pourquoi donc ? Nous en voilà débarrassés.


    — C’est un mauvais sentiment cela, Madeleine ! Il faut penser aux autres, et je suis loin d’être rassuré. Je devine maintenant l’intention des Anglais.

    Ils vont essayer de surprendre la garde des batteries d’Ouistreham. Heureusement qu’en route ils rencontreront une sentinelle avancée qui peut donner l’alarme. Si cet homme-là fait son devoir, nos artilleurs sont sauvés.

    Cabieu se tut un instant pour écouter.

    — Ventrebleu ! s’écria-t-il avec colère.
    — Qu’y a-t-il ? demanda Madeleine.
    — Quoi ! tu n’as pas entendu ?
    — J’ai entendu comme un gémissement.


    — Oui, et la chute d’un corps. Ils ont poignardé la sentinelle.

     

    Ce gredin-là dormait. Tant pis pour lui ! Je m’en soucie peu... Mais ce sont ces gueux d’habits rouges qui n’ont plus personne pour les arrêter...

    Ils tueront les artilleurs endormis, ils encloueront les pièces !...

    Comment faire ? comment faire ?... Ah !...

     

    Cabieu cessa de se désespérer. Il avait trouvé une idée et, sans prendre le temps de la communiquer à sa femme, il s’élança vers la maison. Madeleine connaissait l’intrépidité de son mari.

     

    Elle le savait capable de tenter les entreprises les plus désespérées.

     

    Elle résolut de le retenir à la maison et traversa le jardin en courant. Elle trouva le sergent occupé à remplir ses poches de cartouches.

    — Michel, dit-elle, en enlaçant ses bras autour du cou de son mari, tu n’as pas l’idée d’aller tout seul à la rencontre des Anglais ?
    — Pardon.


    — Mais, malheureux, tu t’exposes à une mort certaine.
    — Probable.


    — Tu n’as donc pas pitié de moi ?


    — J’en aurais pitié si tu avais un mari assez lâche pour manquer à son devoir.
    — Pourquoi tenter l’impossible ?

    Les Anglais arriveront avant toi.


    — Je connais mieux le pays qu’eux ; et je compte bien prendre le chemin le plus court.


    — Et si tu les rencontres en route ?


    — J’ai mon fusil ; il avertira nos artilleurs.


    — Tu te feras tuer, voilà tout ! Les Anglais se vengeront sur toi de leur échec... oh ! je n’aurais pas dû te réveiller !

     

    Madeleine se lamentait, suppliait.

    Cabieu continuait ses préparatifs et répondait aux objections de sa femme par des plaisanteries dites avec fermeté, ou par des mots sérieux prononcés en souriant. En même temps il réfléchissait et combinait son plan.

    Tout à coup il éclata de rire. Une idée étrange venait de surgir dans son esprit. Il entra dans un cabinet et reparut avec un tambour, qu’il jeta sur son épaule. « Si la farce réussit, dit-il en mettant sa carabine sous son bras, on n’aura jamais joué un si joli tour a nos amis les Anglais ! »

     

    Il se pencha sur le berceau et embrassa l’enfant qui dormait. Quand il se releva, ses yeux étaient humides. Madeleine s’aperçut de son émotion. Elle essaya d’en profiter pour le faire renoncer à son projet.

    — Michel, dit-elle en se plaçant entre la porte et son mari, tu n’auras pas le cœur de nous abandonner, moi et ton enfant ! Nous sommes sans défense !
    — L’ennemi ne pense pas à vous.

    Vous n’avez rien a craindre.


    — Si tu pars, Michel, je suis sûre que je ne te reverrai plus.

    J’en ai le pressentiment !


    — N’essaie pas de m’attendrir, Madeleine. Je ne changerai pas de résolution. Allons ! dis-moi adieu.

    Nous avons déjà perdu trop de temps.

     

    La jeune femme fondit en larmes et se jeta dans les bras de son mari.

    — Reste ! lui dit-elle d’une voix brisée.


    — Tu veux donc me déshonorer ? dit Cabieu avec sévérité.


    — Non, tu ne seras pas déshonoré. On ne saura pas que je t’ai réveillé dans la nuit. On croira que tu dormais.

    On ne te fera pas de reproches.


    — Et ma conscience ? dit le garde-côte.

    Allons ! Madeleine, embrasse-moi et laisse-moi partir.

    II serra sa femme contre son cœur, la poussa doucement de côté et ouvrit la porte.

    — Et ton fils ! s’écria Madeleine en cherchant à retenir son mari avec cette dernière prière.

    II est si jeune.

    Si tu ne reviens pas, il n’aura pas connu son père.
    — Tu lui diras plus tard pourquoi je ne suis pas revenu ; et il apprendra à me connaître, s’il a du cœur.

    Adieu, Madeleine, adieu !

    Et l’on n’entendit plus dans la nuit que les sanglots de la femme et le bruit des pas de Cabieu qui s’éloignait.

    A quelque distance de sa maison, il sauta dans le creux d’un fossé qui séparait les dunes de la campagne.

    Il espérait ainsi échapper aux regards de l’ennemi.

    Après avoir couru quelques minutes, il arriva au bord d’un chemin qui conduisait à la mer. Tout à coup un homme se présenta devant lui. Le sergent épaula sa carabine et coucha en joue l’inconnu.

    « Arrête ! lui cria-t-il, ou tu es mort ! »

    L’homme s’arrêta au milieu de la route, et Cabieu marcha à sa rencontre.

    — Il paraît, mon drôle, lui dit le garde-côte, que tu comprends bien le français ?
    — Aussi bien que vous le parlez, répondit l’étranger sans le moindre accent ; et c’est pour cela que j’ai cru devoir vous obéir.

    J’ai deviné que j’avais affaire a un ami.
    — Tu es donc un de mes compatriotes ?


    — Mieux que cela, un de tes parents. Je t’ai reconnu à la voix.

    Si tu es moins habile ou plus défiant que moi, approche et regarde.

    Je suis sans armes.

    Le sergent examina l’homme de plus près.

    — C’est toi, Baptiste ! s’écria-t-il avec joie.
    — Oui, c’est moi, ton frère


    — On m’avait assuré que l’ennemi t’avait fait prisonnier.

    — On ne t’avait pas trompé.

    Avant-hier, dans une descente qu’ils ont faite sur la côte de Colleville, les Anglais ont enlevé quatre garde-côtes, ton serviteur et un autre soldat du régiment de Forez.
    — Comment te trouves-tu ici ?
    — Par cette. raison bien simple qu’il y a deux jours, j’étais fait prisonnier, et qu’aujourd’hui je suis libre.


    — Ce n’est pas le moment de plaisanter.

    L’ennemi est à deux pas de nous.


    — Je le sais. Écoute-moi, et fais ton profit de ce que je vais te dire. Ce soir, le capitaine de la frégate, où j’étais aux fers, m’a fait monter sur le pont. Plusieurs barques étaient déjà à la mer.

    On me promet la liberté si je consens à servir de guide aux troupes qu’on allait débarquer sur la côte.


    — Tu as accepté ?

    — - Parbleu ! Sans cela, aurais-je le plaisir de te parler à cette heure ?... On débarque.

     

    Je suis placé sous la garde de deux grands habits rouges.

     

    Nous marchons sur Colleville.

     

    J’étais à la tête de la compagnie, pour servir d’éclaireur. Mon premier soin est de conduire les Anglais sur le bord d’une mare bourbeuse. Un de mes gardiens y tombe consciencieusement, sans en être prié.

     

    J’y pousse l’autre, et je me sauve à la faveur de la nuit, laissant le reste de la troupe en tête-à-tête avec les grenouilles du marécage. Ils n’ont pas osé me tirer des coups de fusil, dans la crainte de jeter l’alarme dans le pays...

    Et me voilà !


    — Où allais-tu ?


    — Chez toi. Je voulais t’avertir de l’arrivée de l’ennemi.


    — Et me conseiller de l’attaquer ?


    — Sans doute.


    — Touche-là, Baptiste ! dit le sergent avec émotion.

    Les deux frères se serrèrent la main.

     

    — Tu es l’homme qu’il me fallait, ajouta Cabieu.

    A nous deux, nous sommes de force à repousser les Anglais.
    — Si on nous aide, dit le soldat du régiment de Forez.

     

    Où sont tes hommes ?

    — Les voilà ! répondit le sergent en frappant successivement sur sa poitrine et sur celle de son frère.


    — Quoi ! tu n’as pas rassemblé tes garde�côtes ?
    — Ils sont au diable !


    — Et tu venais ainsi, tout seul ?...

    Ah ! mon cher, tu es fou !


    — Pas si fou que cela, puisque j’ai eu l’esprit de te rencontrer...

    Es-tu décidé te venger des Anglais ?

    L’occasion est bonne.


    — Hum ! Ils sont au moins un cent.


    — Qu’importe ! si nous avons cent fois plus de courage qu’eux.
    — Nous n’aurons pas autant de fusils.


    — Tu hésites ? N’en parlons plus... J’entends du bruit sur la dune.

    Ils approchent.

     

    Voici le moment de les arrêter.

    Adieu !

     


    — Michel, dit le soldat d’un air triste, tu pars sans moi ?
    Cabieu s’éloigna. Son frère courut après lui.

    Tu me méprises donc bien ?


    — Je savais que tu me suivrais, répondit Cabieu en riant.

    Je n’ai pris les devants que pour t’empêcher de faire des phrases.

    Tu as le malheur d’être bavard.

    Ce soir, il faut se taire et agir.
    — Bon ! Donne-moi une arme.
    — Je n’ai que mon fusil.


    — En ce cas, j’ai bien peur, si je ne laisse pas mes os sur la dune, de retourner sur l’escadre anglaise. Avec quoi veux-tu que je me batte ?

    Avec les poings ?
    — Avec cela, dit Cabieu.

     

    Sans s’arrêter, il prit le tambour qu’il portait sur l’épaule et le suspendit au cou de son frère. Celui-ci reçut les baguettes en hochant la tête.

    — J’espère bien, dit-il, que nous ne nous servirons pas de ce tambour ?


    — Pardon.


    — Autant vaudrait appeler l’ennemi et le prier tout de suite de nous entourer et de nous passer par les armes !


    — Chut ! dit Cabieu d’une voix brève.

     

    On entendit, derrière la dune, un bruit d’armes et le cliquetis des galets qui roulaient sous les pieds.

     

    « C’est ma troupe de Colleville, murmura le soldat.

     

    Ils n’ont pas pu trouver le chemin de la batterie. Ils reviennent. »

     

    A cet instant, une traînée de feu monta en serpentant dans le ciel.

     

    « Ils tirent des fusées, dit Cabieu. on va bientôt leur répondre. »

     

    En effet, sur leur droite, à trois cents pas environ, les deux frères aperçurent la lueur d’une autre fusée.

    — C’est la troupe d’Ouistreham, dit le soldat.


    — Oui, répondit Cabieu, celle-là continue les signaux, tandis que les autres cessent de lancer des fusées.

    Ils vont évidemment se rallier sur les bords de la rivière.

    Ce hasard nous donne la victoire.

    Cabieu se leva précipitamment. Il avait le visage radieux.

    — Reste-là, dit-il à son frère.
    — Je veux t’accompagner.


    — Je t’ordonne de rester ici, reprit le sergent d’une voix impérieuse.

    Qui a conçu le plan ? Moi. Je suis donc ton chef.

    Si tu ne m’obéis pas, si tu violes la consigne, tu es traître à ton pays !
    — Tu as l’air de parler sérieusement, Michel ; et cependant je suis sûr que tu vas faire une folie.


    — Si tu exécutes fidèlement mes ordres, dans une heure, les Anglais auront rejoint leur escadre.
    — Que faut-il faire ?
    — Rester ici.
    — Bien.


    — Et, lorsque tu auras entendu l’explosion de ma carabine, battre la générale à tour de bras et en courant dans la direction des Anglais...

    Puis-je compter sur toi, Baptiste ?
    — Comme sur toi-même, Michel.

    Cabieu visita l’amorce de sa carabine et partit d’un pas rapide. Le soldat regarda avec tristesse son frère qui s’éloignait.

    Il pensait qu’il ne le reverrait plus. Mais le sergent des garde-côtes avait plus de confiance que cela dans la réussite de son entreprise.

    Il marchait sur l’ennemi avec la certitude de le mettre en fuite.

     

    Il ne craignait pas d’être aperçu.

     

    La nuit était si profonde qu’il entendait déjà les Anglais sans les voir.

    Cabieu quitta la dune et se jeta dans la campagne.

     

    Il voulait tourner les Anglais et revenir sur eux à l’improviste, en s’abritant derrière une haie de saules qui poussaient dans le voisinage de la rivière.

    La connaissance qu’il avait du pays le servit autant que son audace. Le garde-côte s’accroupit derrière un buisson, à dix pas de l’ennemi.

    Il coula le canon de sa carabine entre les feuilles, ajusta le groupe et resta en observation. Les Anglais parlaient entre eux avec animation.

    Les uns tendaient la main du côté de la mer, comme s’ils eussent donné l’avis de se rembarquer au plus vite. Les autres se tournaient vers la batterie d’Ouistreham, comme s’ils eussent voulu exciter leurs camarades à ne pas laisser leur entreprise inachevée.

    On devinait à leurs gestes, à leur air indécis, qu’il y avait dans leur conseil deux courants d’idées contraires.

    La compagnie qui avait marché sur le village de Colleville se croyait trahie et craignait une surprise ; les autres paraissaient décidés à tenter tous les hasards.

    Cabieu retenait sa respiration, voyait et écoutait tout.

     

    Quand il fut convaincu que le parti des audacieux l’emportait, il coucha en joue l’officier qui s’était mis à la tête du détachement.

    En même temps, il s’écria d’une voix formidable : « Qui vive ? » A ce mot, un grand trouble se fit dans les rangs des Anglais. Ils se pressèrent les uns contre les autres, formèrent le carré et regardèrent avec inquiétude dans les ténèbres. « Voilà le moment de jouer ma comédie, se dit Cabieu. »

    Il tourna la tête en arrière, comme s’il eût adressé un commandement à une troupe de soldats. « Nom d’un tonnerre !

    s’écria-t-il, ne tirez pas ! ne tirez pas ! Je vous le défends ! »

    Les Anglais dressaient l’oreille et cherchaient dans l’ombre à apercevoir leur ennemi. Cabieu fit résonner la batterie de son fusil.

     

    « Sacrebleu ! fit-il d’un ton furieux, n’armez pas, caporal ;

    j’ai défendu de tirer. »

    Et, changeant de voix :

    — Capitaine, reprit-il, il faut en finir avec ces gueux d’habits rouges.

    Si nous faisons feu, il n’en échappera pas un.


    — Silence ! répondit Cabieu. Obéissez à la consigne.


    — Capitaine, continua-t-il sur un autre ton, mes hommes sont impatients.

    Ils ne veulent plus rester au port d’armes.


    — Gredin ! s’écria Cabieu, ce sont les mauvais chefs qui font les mauvais soldats.

    Et, comme s’il eût parlé au reste de sa troupe imaginaire : « Qu’on emmène cet homme ! dit-il avec colère. Il n’est pas digne de se mesurer avec l’ennemi.

     

    Qu’on le conduise en prison. » Il se leva, marcha avec bruit et frappa plusieurs fois la terre de la crosse de son fusil, comme pour faire croire à une lutte.

    Tout en jouant cette scène, Cabieu ne perdait pas de vue les Anglais. Ceux-ci paraissaient consternés.

     

    « Eh bien ! s’écria de nouveau le rusé sergent, il me semble qu’on a murmuré dans les rangs ! Auriez—vous la sottise de regretter le départ de cet homme ?

     

    Sachez-le : ce n’est pas le nombre qui fait la force d’une armée, c’est la discipline.

     

    D’ailleurs n’êtes-vous pas assez nombreux pour mettre en fuite trois fois plus d’ennemis qu`’il n’y en a là à combattre ?...

    Allons ! arme bras !...

    Que personne ne tire avant le commandement.

    Les garde-côtes d’Ouistreham et de Colleville sont avertis.

    Ils vont venir. Attendons-les. Nous prendrons l’ennemi entre deux feux.

    Pas un Anglais ne remettra le pied sur l’escadre ! »

    En disant cela, il ajusta l’officier qui avait fait quelques pas dans la direction de la haie. Il lâcha la détente ; le buisson s’enflamma et, quand la fumée se fut dissipée, Cabieu aperçut sa victime qui se débattait sur le sable de la dune.

     

    Les Anglais firent un feu de peloton sur la ligne des saules.

     

    Les balles sifflèrent aux oreilles de Cabieu et cassèrent des branches autour de lui. « Canailles ! s’écria Cabieu d’une voix furieuse, comme s’il eût parlé à ses hommes, ne vous avais-je pas défendu de tirer ?

    Heureusement que rien n’est perdu.

     

    Nous n’avons personne de tué, et voici les garde-côtes qui arrivent.

     

    En effet, au loin, on entendit le son d’un tambour qui battait la générale.

     

    Le bruit se rapprochait ; il était formidable.

    On aurait dit un régiment qui s’avance au pas de course.

     

    « Voilà les nôtres ! cria Cabieu. Ne tirez pas encore. A la baïonnette ! mes amis, à la baïonnette ! » II avait rechargé sa carabine et il tira un second coup de feu dans la masse des Anglais. « A la baïonnette ! » reprit-il d’une voix courroucée.

    A ces mots il agita les touffes de saules ; puis il traversa bravement la haie et s’élança à la rencontre des Anglais.

    « Sauve qui peut ! » s’écria l’ennemi qui se croyait attaqué par des forces supérieures.

    De tous les côtés à la fois les Anglais gagnèrent le haut de la dune, se précipitèrent sur le rivage et se jetèrent dans les barques.

     

    Cabieu eut encore le temps de leur envoyer deux coups de fusil, avant qu’ils eussent pris la mer.

     

    Son frère le rejoignit sur les bancs de sable ; il battait toujours du tambour.

    — Tu peux te reposer, lui dit Cabieu en riant, ils sont partis. La farce a réussi.
    — Tiens, Michel, dit le soldat du régiment de Forez en sautant au cou de son frère, s’il y avait en France dix généraux comme toi, M. Pitt n’oserait plus nous faire la guerre.

    A cet instant, les deux frères entendirent des gémissements derrière eux. Ils remontèrent sur la dune, et, après avoir cherché quelque temps au hasard dans les ténèbres, ils trouvèrent un homme qui se débattait sur le sable. Ils se penchèrent sur le blessé et ils constatèrent qu’il avait une cuisse cassée et l’autre percée par une balle.

     

    Ils le soulevèrent et le transportèrent dans la maison du garde-côte.

     

    Les Anglais sont partis, dit Cabieu.

    En embrassant sa femme.

     

    Nous amenons un prisonnier qu’il faut soigner comme si c’était l’un des nôtres.

    Ils le soignèrent si bien qu’au bout de deux jours le blessé recouvra sa connaissance.

     

    Il se nomma.

    C’était un bas officier qui commandait un des détachements, et qui, selon toute apparence, était fort estimé ; car le commandant de l’escadre le fit demander en offrant de renvoyer les quatre garde-côtes et le deuxième soldat du régiment de Forez que les Anglais avaient faits prisonniers. La proposition fut acceptée, et l’échange eut lieu.

     

     

    Quelques jours après, l’escadre anglaise mit la voile, et les côtes de la basse Normandie ne furent plus inquiétées jusqu’à la signature du traité de Paris, le 10 février 1763.

     

    L’esprit et le courage de Cabieu avaient sauvé le pays.

     

    Le ministre lui accorda une gratification de deux cents livres et lui écrivit une lettre de satisfaction pour sa manœuvre.

     

    Ce fut tout. Mais l’opinion publique fut plus généreuse que le Trésor royal.

    L’exploit de l’humble garde-côte eut un grand retentissement dans la Normandie, et le peuple ne le désigna plus que sous le nom de général Cabieu.

    « Il aurait vécu heureux de ce souvenir, dit Boisard dans ses notices biographiques sur les hommes du Calvados, si un incendie ne fût venu augmenter sa détresse et celle de sa famille.

     

    « La pitié qu’il inspira réveilla le souvenir du service qu’on avait oublié.

    A la sollicitation du duc d’Harcourt, le ministre de la guerre lui accorda une gratification annuelle de 100 francs.

    Mais la reconnaissance nationale lui réservait d’autres dédommagements.

     

    Il les obtint aussitôt qu’elle put se manifester sans recourir au patronage des grands.

     

    Le grade de général fut solennellement conféré à Cabieu dans les premières années de la Révolution, et nous l’avons vu en porter les insignes.

     

    L’État lui accorda en outre une pension de 600 francs. »

    Michel Cabieu mourut à Ouistreham, le 5 novembre 1804.

     

    Ce petit coin de terre, qui n’est sur la carte qu’un point insignifiant, vit naître et mourir obscurément un de ces héros auxquels la Grèce élevait des statues.

     

     

    Carte postale de OUISTREHAM en 1900

     

     

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